« Où il serait question du vide, de l’aurore et du crépuscule»

En 1995, alors encore étudiant, je passe des nuits entières errant dans le dédale des grues, le long des quais du port de Sète. Je me souviens de Terpishore (muse de la danse, mère des sirènes), énorme cargo dont la proue noire se balançait doucement dans le radoub.

Le jour, j’explore les zones littorales du bassin de Thau. Je cherche, à travers la variété des constructions, des machines, des délaissés (lieux improbables, jonchés de carcasses de bateaux, palettes, tas d’huîtres ou de moules en putréfaction) à comprendre comment ce paysage s’articule, quelle est sa structure. Je réfléchis alors aux dimensions vernaculaires de cette architecture sommaire, agencée parfois de matériaux de récupération, aux murs partiellement crépis, constructions souvent rudimentaires répondant néanmoins en apparence aux fonctions d’usage prévues. Je rencontre des ostréiculteurs, des pêcheurs…

Ces paysages, par excellence anti-touristiques, traversés de chemins sommaires, à l’aspect brut, mais bordés, habités par la proximité de l’eau, continueront à me fasciner.

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La couleur de l’air. / Notes à propos d’une série photographique.

Quelques années plus tard, entre 2000 et 2002, je tente de revisiter ces lieux, cette fois en utilisant la couleur. Je retrouve alors ces étranges constructions, j’en établis une typologie. Je renoue avec d’anciens contacts, prends connaissance de l’arrivée et l’installation d’un jeune exploitant, de la disparition d’un vieil excentrique*. Cela peut relever de la plus grande banalité, puisque c’est ainsi que les choses se passent partout ailleurs sur terre. Comme dans les villes, les campagnes… à un détail près : avant l’aube, après le crépuscule, ces rues, ces places, ces criques, sont désertes. La journée s’emplit d’activité fébrile, de va-et-vient, pourtant les gens se rencontrent peu. Il n’y a donc que des travailleurs ici, pas d’enfants, de postiers ou de vélos, et aussi, ce qui a contribué à épicer mes nombreuses sessions de repérage ou de prises de vues, une grande quantité de canidés plus ou moins errants, dont quelques beaux spécimens de molosses. J’ai été contrarié, parfois inquiété, mais ai dû finalement constater que la réalité est justement constituée de ces menus détails. Comme un ethnologue sur son terrain, je n’ai pas tardé à remplacer l’ancienne liste regroupant les types de cabanes par une nouvelle traitant des points « rouges » sur la carte où il serait inutile de m’aventurer à l’improviste.

En 2009, après quelques années d’interruption de la pratique photographique en mode « argentique » (j’avais continué à travailler avec des procédés numériques) je nourris toujours le projet d’arpenter ces lieux, ignorant ce que je suis en mesure de produire mais certain que quelque chose est susceptible avoir lieu. L’approche est à nouveau celle d’un protocole lent, grâce à l’emploi d’une chambre photographique. Consciencieusement, j’ai consulté mes archives, et au delà de toutes les séries qu’il aurait été possible d’extraire, j’ai constaté qu’un détail revenait de manière « insistante » dans les images que je pense être les plus intéressantes. Cette dimension est liée à la particularité de la lumière, ses conséquences directes sur ce qu‘elle illumine. C’est donc d’avantage ce côté immatériel, ténu, qui devient l’aspect à analyser que les caractéristiques ou le choix du sujet, de la composition, du cadrage. J’ai donc beau avoir commencé à repérer ce qui pouvait servir de fil, rien d’autre ne pourrait exister avant de renouveler l’expérience concrète de l’acte, du lieu. Durant ces presque quinze années, j‘ai remarqué à maintes reprises la qualité unique que la lumière prends quelques instants avant l’aube, et en contrepoint, au crépuscule, plus saisissante encore lorsqu’on garde le matin en mémoire. Il est difficile d’exprimer en mots cette réalité, faite non d’après ou d’avant, mais de présent, de présence. En somme, j’ai identifié quelque chose relevant de la dimension du temps, subjectif forcément, mais c’est cela.

 

Avant le lever du soleil – après le coucher du soleil, introduction à une méthode.

L’avantage, directement et logiquement engendré par les conditions du réel, c’est qu’après avoir éventuellement pu réaliser une prise de vue, le soleil se lève ; et qu’avant d’attendre qu’il ai disparu de l’horizon, eu égard à la lenteur du processus de prises de vues, il faut nécessairement être présent, assister paisiblement à sa disparition. Au lieu de l’élaboration plus ou moins savante, intellectuelle, d’une pratique photographique, j’ai découvert une discipline parfaitement appropriée pour admirer ces évènements. Le temps donc, le présent d’une lumière. Un des éléments nécessaires à la réalisation possible d’une photographie est maintenant identifié.

Mais où se situer ? Quelle place occuper, quels espaces ? Certainement, ceux où j’ai pu repérer cette lumière de si nombreuses fois. Simplement, même si les architectures subsistent, les chemins, ceux que j’ai connus, les autres, ceux que j’empruntent pour la première fois ont laissé émerger la notion de littoral, dont la présence est devenue peu à peu centrale.

Littoral, double nature, qui à la fois sépare et relie, dont aucune des deux dimensions constitutives ne peut être retranchée sans disparition du sens. Imagine-t-on une plage sans eau, un lac sans rivages?

Le littoral, zone de contact entre terre et mer, est un tracé infiniment plus vertigineux qu’on croit.

Ce sont ces interstices-là que j’ai voulu fréquenter, d’où j’ai voulu observer, me trouver. Au premier terme « lumière » s’est associé l’emplacement, « le lieu ». A priori, l’eau est présente, même quand on ne la voit pas. Tout indice parle de cela, ligne de toit qui s’interrompt, ciel descendant plus franchement au bout d’une venelle, son d’un moteur qui diminue en s’éloignant, léger clapotis. Mais cette fantastique machine à voir qu’est un espace littoral, si on évoque conjointement les entités du bassin de Thau et du mont Saint-Clair, voit sa virtualité alors augmenter encore d’un cran supplémentaire, poétiquement abouti… De la quasi totalité du pourtour du bassin, et de bien plus loin encore, la silhouette de Saint-Clair occupe un point précis à l’horizon, un repère, structurant le paysage.

Mont St Clair, dédale-belvédère, complexe, inimaginable labyrinthe pour qui n’a pas cheminé dans ses ruelles sans finir par s’y perdre. C’est grâce à cette capacité de se perdre, justement, que le lieu offre avec plus d’intensité la vision sur la mer. Mer d’un côté, lame parfaite, bleue, verte, clairsemée de moutons lorsque le mistral règne. A 180°, terre à l’autre bord, mais bien avant la silhouette bleutée des contreforts du Larzac, l’eau encore, et le soir le trou béant sombre où sommeillent les dorades et les anémones ; les lumières espacées qui ourlent ses flancs. Deux topographies diamétralement différentes, colline de Saint-Clair, étang de Thau, apparemment reliées, mais qui se révèlent pour moi opposées. Le lien le plus fort, physique, tellurique, à quelque chose à voir avec la vision… Comme le littoral, où la limite fluctuante est pourtant souvent nette, perceptible (c’est pour cela que je perçois moins une continuité territoriale que deux entités, reliées). Lorsqu’on monte sur Saint-Clair, imperceptiblement, la surface de bleu augmente, nous fais ressentir l’élévation. C’est que la mer s’élève dans notre champ de vision en proportion exacte de notre ascension. Pour jouir de ce phénomène, il faut accepter de se perdre…

Préserver l’inattendu, s’entraîner, susciter la redécouverte à une autre échelle, l’âme reposée, ouverte, de cet absolu horizon. Situation immémoriale, unique pour la conscience, parfaite : croire, pouvoir, croire comprendre ce qui se joue dans le panorama, illusions ? N’avoir en partage, en réponse magnifique, violente, que l’alchimique mixture, propre à chaque âme, de joie et de crainte dans l’aveuglement de la pleine lumière  et le vent iodé.

En conclusion, et à propos des images sélectionnées pour cette occasion, quelques considérations sur les origines de ma recherche; pour éclairer les conditions de réalisation de ce travail :

La pratique de la photographie n’est pas un but mais un moyen que j’ai trouvé pour produire les expériences contemplatives nécessaires à mon équilibre physiologique et mental.

Mon désir d’essayer de photographier le vide n’a pas aboutit, évidemment. Je constate néanmoins que certaines des images qui me semblent les plus complexes sont celle-la mêmes justement dans lesquelles le vide pourrait être le véritable sujet.

Ne pas imaginer que le vide équivaut au rien. C’est le néant qui équivaut au rien, la négation stérile et nihiliste; pas la dimension négative qui permet dans son dépassement l’affirmation, le oui.

Le vide est la condition nécessaire à ce que quelque chose puisse être, advenir, il est par nature uni à l’ouvert !

Mèze 17.5.2012­