Paysage de Thau, un long repérage en lien avec « la couleur de l’air ».

Notes à propos d’une série photographique : où il serait question du vide, de l’aurore et du crépuscule.

En 1995, alors encore étudiant, je passe des nuits entières errant dans le dédale des grues, le long des quais du port de Sète. Je me souviens de Terpsichore (muse de la danse, mère des sirènes), énorme cargo dont la proue noire se balançait doucement dans le radoub.

Le jour, j’explore les zones littorales du bassin de Thau. Je cherche, à travers la variété des constructions, des machines, des délaissés (lieux improbables, parsemés de carcasses de bateaux, palettes, bidons, cordes d’amarrage, tapis de coquilles d’huitres ou de moules) à comprendre comment ce paysage s’articule, quelle est sa structure. J’interroge les dimensions vernaculaires de cette architecture sommaire, agencée de matériaux de récupération, aux murs partiellement crépis, constructions parfois sommaires répondant néanmoins aux fonctions techniques d’usage prévues.

Marche, observation.

Ces paysages par excellence anti-touristiques, traversés de chemins sommaires, à l’aspect brut, bordés, habités par la proximité de l’eau continueront de me fasciner.

Quelques années plus tard, je tente de revisiter ces lieux. Je retrouve alors les étranges constructions, j’en établis une typologie. Je renoue avec d’anciens contacts, prends connaissance de l’arrivée et de l’installation d’un jeune exploitant, de la disparition d’un vieux pêcheur. Cela peut relever de la plus grande banalité, puisque c’est ainsi que les choses se passent partout ailleurs sur terre… à un détail près. Avant l’aube, après le crépuscule, ces rues, ces places, ces criques sont désertes. La journée s’emplit d’activités intenses, mais les gens ne se rencontrent guère. Il n’y a que des hommes et des femmes au travail ici, chacun affairé à son “mas”, sa ferme marine, chacun s’occupant de gérer son “jardin de la mer”, sa zone de parcs ostréicoles. Lors des nombreuses sessions de repérage ou de prises de vues, les rencontres furent aussi celles de molosses errants. Comme un ethnologue sur le terrain, j’ai alors compilé les strates d’information, et ajouté à l’ancienne liste regroupant les types de cabanes une autre traitant des points « rouges » sur la carte où une prudence concrète s’imposait.

En 2009, après quelques années d’interruption de la pratique photographique en procédé « argentique » je nourris toujours l’envie d’arpenter ces lieux, ignorant ce que je suis en mesure de trouver. L’approche reste associée à un protocole lent, grâce à l’emploi d’une chambre photographique. Consciencieusement, j’ai consulté mes archives, et au delà de toutes les séries qu’il aurait été possible d’extraire, j’ai constaté qu’un détail revenait de manière « insistante . Cette dimension est la particularité de la lumière, ses conséquences directes sur ce qu‘elle éclaire. C’est donc d’avantage ce côté immatériel, ténu, qui devient l’aspect à analyser que les caractéristiques ou le choix du sujet, de la composition, du cadrage. Durant toutes ces années, j‘ai remarqué à maintes reprises la qualité unique que la lumière prend quelques instants avant l’aube, et en contrepoint, au crépuscule, plus saisissante encore lorsqu’on garde le matin en mémoire. Il est difficile d’exprimer en mots cette expérience, cette forme de présence.

Avant le lever du soleil, après le coucher du soleil, introduction à une méthode.

L’avantage, logiquement engendré par les conditions du réel, est qu’après avoir éventuellement pu réaliser une prise de vue, le soleil se lève ; et qu’avant d’attendre qu’il ait disparu de l’horizon, eu égard à la lenteur des contraintes techniques de prises de vues, il faut nécessairement être déjà présent, assister à sa disparition. Au lieu de l’élaboration plus ou moins savante, intellectuelle, d’une pratique photographique, j’ai découvert une discipline parfaitement appropriée pour admirer ces évènements. Le temps donc, le présent précis d’une lumière. Un des éléments nécessaire à la possible réalisation d’une photographie, parmi tant d’autres, est maintenant, dans une certaine mesure, identifié.

Où se situer? Quelle place occuper, quels espaces. Certainement ceux où j’ai pu repérer cette lumière de si nombreuses fois. Simplement, même si les architectures subsistent, les chemins, ceux que j’ai connus, les autres, ceux que j’emprunte pour la première fois, ont laissé émerger la notion de littoral, notion aux limites par nature indécises, notion peu à peu devenue essentielle.

Littoral, double nature, qui à la fois sépare et relie, dont aucune des deux dimensions constitutives ne peut être retranchée sans disparition du sens. Pas de plage sans eau, de lac sans rivages…

Le littoral, zone de contact entre terre et mer, tracé improbable, dynamique.

Ce sont ces interstices là que j’ai voulu fréquenter, d’où j’ai voulu observer, me trouver. Au premier terme – « lumière » – s’est associé l’emplacement, « le lieu ». Présence de l’eau même lorsqu’on ne la voit pas. Tout indice parle, ligne de toit qui s’interrompt, ciel descendant plus franchement au bout d’une venelle, son d’un moteur qui diminue en s’éloignant, clapot des vagues. Mais cette fantastique et créatrice “forge à paysages” qu’est un espace littoral, si on évoque conjointement les entités du bassin de Thau et du Mont Saint-Clair, voit sa virtualité alors augmenter d’un niveau, esthétiquement abouti…boucle bouclée. De la quasi totalité du pourtour du bassin, de bien plus loin encore, la silhouette de Saint-Clair occupe un point précis à l’horizon, repère structurant le paysage.

Mont Saint-Clair, dédale-belvédère, complexe et inimaginable labyrinthe pour qui n’a pas arpenté ses ruelles sans finir par s’y perdre. C’est grâce à cela, justement, que le lieu offre une vision sans cesse renouvellée et sur la mer. Mer d’un côté, lame parfaite, bleue, verte, clairsemée de moutons lorsque le mistral règne. À 180°, terre à l’autre bord, mais bien avant la silhouette bleutée des contreforts du Larzac, l’eau encore, et le soir le trou béant et sombre où sommeillent les dorades et les anemones. Deux topographies différentes, dialoguant. Hors champ de la vague, sable luisant, quelques secondes. Lorsqu’on monte sur Saint-Clair, imperceptiblement, la surface de bleu augmente, nous fait ressentir l’élévation; aussi, la mer s’élève dans notre champ de vision en proportion exacte de notre ascension.

Préserver l’inattendu, entraînement; susciter la redécouverte à une autre échelle, de l’horizon. Situation immémoriale. Sonder ce qui se joue dans la contemplation de la mer. Expérience esthétique limite; revivifiant à la fois l’énigme en même temps qu’elle dissout définitivement toute attente d’une possible réponse.

Vent iodé, aveuglement, pleine lumière…

Hors champ de la vague, sable luisant quelques secondes.

En conclusion, à propos de ces images, quelques notes sur les origines de ma recherche, simplement pour éclairer les conditions de réalisation de ce travail.

La pratique photographique n’est pas un but en soi, plutôt un moyen concret permettant de vivre les expériences contemplatives nécessaires à un équilibre physiologique et mental.

Le désir d’essayer de photographier le vide, naturellement, est vain, Néanmoins, au cœur de certaines images, un vide affleure, il pourrait constituer le véritable sujet, hors champ.

Ne pas penser que le vide équivaut au rien. Le néant est l’univers du rien, négation close, nihiliste. Au contraire, le vide peut faire naître dans son dépassement l’affirmation.

Vide, condition nécessaire à ce que quelque chose puisse advenir, par nature uni à l’ouvert.

 

David Huguenin

Mèze, 17.5.2012­